alsic : la lecture de l'énigme
alsic : la lecture de l'énigme
http://alsic.u-strasbg.frvol. 1, numéro 2, décembre 1998pp 115 - 132recherche
la lecture de l'énigme
christian vandendorpeuniversité d'ottawa,
canada
résumé :
l'activité de lecture
mobilise trois grands types d'opérations cognitives --
concaténation, rappel et sélection tabulaire -- qui jouent
à des degrés divers selon les types de textes et la culture du
lecteur. posant comme moteur de base de la lecture le désir de
déchiffrer une énigme, ce texte dresse un parallèle entre
les opérations impliquées par la lecture d'un roman de sf, en
l'occurrence tyranaël d'élisabeth vonarburg, et celles que
met en oeuvre riven, hypermédia fictionnel.
au-delà des
différences au plan de la nature et du fonctionnement des signes
impliqués, classifiés selon la trichotomie de peirce (1978), il
apparaît que riven peut être considéré comme un
pseudo-texte, car sa lecture exige des activités de
concaténation, de rappel et de sélection. sur un plan
transversal, cette lecture met plus précisément en jeu des
habiletés d'observation, de déduction, d'abduction et de
résolution de problème.
par ailleurs, tout en s'adressant
à des publics très semblables, l'hypermédia et le roman ne
font pas une même place aux activités de représentation, et
les personnages n'y ont pas la même importance et n'y jouent pas le
même rôle. la lecture de riven se caractérise aussi
par une hybridation généralisée des signes visuels avec
des documents textuels de tout ordre, qui aident au déchiffrement des
énigmes et qui en prolongent l'expérience sur la toile.
1. introduction
2. contiguïté et concaténation
3. récurrence, intertexte et rappel
4. tabularité, ergonomie cognitive et sélection
5. texte et pseudo-texte
6. l'énigme
7. la lecture de riven
8. les signes de l'hypermédia
9. une lecture intertextuelle
10. tyranaël
11. frontières du lisible
toute révolution de l'imaginaire, avant de se marquer par la
substitution d'un genre à un autre, se marque par un changement de
liturgie. (andré malraux, 1977, p. 92)
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1. introduction
a
révolution numérique, telle qu'elle se manifeste dans les
productions hypertextuelles et multimédias, est sans doute le domaine
où l'on peut le mieux observer un changement majeur de "liturgie"
en ce qui concerne notre rapport aux signes, en ce sens que ces productions
suscitent des comportements et des modes d'interaction radicalement nouveaux
à l'égard du texte[1]. en quoi
consistent ces comportements, comment risquent-ils d'affecter le mode
général de lecture ? c'est ce que je me propose ici d'examiner. et
comme une réflexion théorique a intérêt à se
rapporter à des objets spécifiques, je prendrai comme points
d'observation privilégiés deux récits récemment
publiés, l'un en mode numérique, l'autre sur papier. il s'agit du
jeu interactif riven, qui fait suite au fameux myst et consiste
en cinq cédéroms, et d'une saga de science-fiction qui compte
cinq volumes, tyranaël, d'élisabeth vonarburg.
mais avant de pouvoir traiter de la lecture de l'énigme, il est
nécessaire de préciser ma définition de la lecture. on
rappelle souvent l'étymologie de ce dernier terme qui signifiait en
latin "recueillir", ce qui met l'accent sur l'activité de
rassemblement impliquée par la lecture. manifestement, autre
chose est aussi en jeu. pour pouvoir analyser plus finement les variations de
l'activité de lecture d'un support à un autre, je propose de
distinguer, dans les opérations cognitives mobilisées, trois
composantes assez différentes.
2. contiguïté et concaténation
la
première de ces composantes -- première en date dans
l'apprentissage tout au moins -- consiste à mettre en relation des
éléments contigus. je désignerai cette opération
sous le terme de concaténation plutôt que de syntaxe, qui est
surdéterminée par ses connotations grammaticales. dans le cas de
la lecture d'un texte, la concaténation s'effectue aux divers niveaux de
fonctionnement du langage : littéral, morphologique et syntaxique.
ces trois premiers niveaux ne laissent guère de liberté au
lecteur. rappelons simplement qu'il serait difficile de lire un texte en
inversant l'ordre des lettres -- même pour un expert en verlan : une
fleur n'est pas une ruelf, ni un canif un finac. le
morphème -aison, que l'on trouve dans floraison ne peut
pas indifféremment être placé au début du mot. de
même, au plan de la phrase, il n'est pas permis d'intervertir l'ordre des
mots. pour reprendre un cliché, la phrase "un chien mord un
facteur" ne saurait être équivalente à
"un facteur mord un chien". la grammaire étant un
système combinatoire discret, la contiguïté orientée
qui caractérise son fonctionnement évite au lecteur de
s'interroger sur la façon d'effectuer les opérations de
concaténation de type sub-textuel, ce qui permet à notre
"machine à lire" de fonctionner à sens unique, du
moins pour ces trois composantes. cette régularité du
matériau verbal permet aussi à l'enfant d'améliorer
sensiblement sa vitesse de lecture entre la première et la
quatrième année du primaire, grâce à
l'automatisation de bon nombre des activités cognitives
impliquées. à force d'entraînement, le jeune lecteur
apprend ainsi à reconnaître un mot à partir de quelques
traits caractéristiques, sans même en lire toutes les lettres,
à le situer dans une catégorie grammaticale et une chaîne
syntagmatique, et à anticiper avec succès la nature des mots qui
suivent, ce qui lui permet de les identifier encore plus rapidement et, ainsi,
de recueillir dans une totalité liée les divers
éléments d'une phrase donnée (vandendorpe, 1994). c'est
cette régularité aussi qui explique le côté quelque
peu hypnotique de l'activité de lecture, le cerveau étant
engagé dans une activité mécanique et monotone qui, dans
une large mesure, se nourrit de son propre mouvement.
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mais la phrase n'est pas le tout du texte, on le sait, et la lecture implique
aussi et surtout des opérations de mise en séquence
textuelle ou sémantique. celles-ci se situent à un plan plus
large et se rapportent à l'enchaînement des blocs textuels, des
paragraphes et des chapitres. pour être moins contraignante que celle de
la phrase, la contiguïté du texte n'en est pas moins réelle
et se manifeste notamment par les problèmes que pose le
déplacement d'un paragraphe à l'intérieur d'un texte, car
le texte forme une totalité liée par des connecteurs et des
enchaînements d'ordre sémantique. une lecture réussie exige
aussi que l'on effectue des opérations de concaténation de plus
haut niveau, comme celles qu'exige la mise en relation d'une épigraphe
avec le texte qui lui fait suite ou du titre avec l'ensemble textuel. bref, de
la lecture du mot à celle du texte, on observe ainsi qu'une bonne partie
de nos opérations de lecture est basée sur des activités
de concaténation.
3. récurrence, intertexte et rappel
une
autre composante importante de la lecture est constituée par les
opérations basées sur le rappel, lesquelles peuvent être de
type cotextuel ou contextuel. pour être menée
à bien, en effet, l'activité de lecture exige le plus souvent que
l'on récupère des informations données en amont et qu'on
les combine avec celles trouvées en aval. pour faire bref, disons que
ces informations peuvent être relatives à une configuration
symbolique, un personnage, une intrigue, un espace ou une durée. a titre
d'exemple, telle action de don quichotte ne prend vraiment son sens que sur le
fond de ses actions passées, de ce que l'on sait de son
caractère, de sa folie particulière. il découle de cela
que plus un roman est étendu, plus augmente la part du rappel cotextuel
dans l'activité de lecture. la caractéristique la plus ancienne
du texte, dont atteste son étymologie, consiste
précisément dans la récurrence d'éléments ou
de fils narratifs donnés, ce qui fonde l'analogie avec le tissu :
un texte est un jeu réglé de diverses isotopies[2] -- grammaticales, sémantiques, actorielles --
entrelacées comme les fils d'une trame.
d'autres données du texte, ou d'autres types de textes, ne
s'éclaireront qu'à raison des connaissances antérieures
que possède le lecteur et qui peuvent être relatives au genre
littéraire, au paratexte ou à sa connaissance du monde en
général. on parlera alors de rappel contextuel. ainsi, pour un
panneau arrêt ou stop, la signification ne va en
émerger que si celui-ci est considéré comme faisant partie
d'un "texte" plus large qui est constitué par sa position physique au
coin d'une rue et par l'ensemble des panneaux de signalisation
routière propres à une époque et à un pays
donnés. de même, comme l'a montré roland barthes, les
articles sur la vie des vedettes ou des personnalités relèvent
d'une histoire à épisodes qui fonctionne souvent en
étroite complémentarité avec les informations
données par la radio ou la télévision. ainsi, pour les
lecteurs-auditeurs vivant en 1998, chaque nouvelle information relative aux
tribulations du président clinton[3]
venait s'ajouter à la saga déjà considérable que
les médias avaient tissée à son sujet. c'est cette
activité de rappel, qu'il soit de type cotextuel, contextuel ou
intertextuel, qui est surtout responsable des effets de sens et qui fait de la
lecture une opération de haut niveau cognitif.
une lecture qui jouerait sur la pure contiguïté serait celle que
l'on ferait, par exemple, d'une langue que l'on ne connaît pas -- mais
dont le système d'écriture serait parfaitement connu. il peut
certainement arriver aussi qu'on lise sa propre langue de façon purement
mécanique et que l'esprit soit trop occupé par un train de
pensées pour que les opérations de rappel et de production du
sens puissent s'effectuer. inversement, on peut imaginer une opération
de lecture qui serait presque essentiellement basée sur le rappel pur et
simple, le cas limite (et fictif) étant cette blague où des
compères avaient numéroté leurs histoires favorites et
n'avaient qu'à dire un numéro pour susciter le rire.
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cette opposition entre les opérations basées sur la
concaténation et celles basées sur le rappel correspond en somme
à deux grands modes de fonctionnement de l'esprit humain, et recouvre
l'opposition entre le syntagmatique et le paradigmatique,
développée par roman jakobson dans son article sur les deux
grandes formes d'aphasie : le premier serait le mode des
enchaînements métonymiques, tandis que le second serait celui de
la métaphore et du jeu libre des associations par ressemblance interne.
4. tabularité, ergonomie cognitive et sélection
une
troisième grande composante de la lecture, et qui la différencie
radicalement de l'écoute, est la possibilité pour le sujet de
gérer son activité avec un certain degré de
liberté, grâce à tabularité du texte. rendue
possible par la traduction du langage verbal dans l'ordre du visuel, la
tabularité fonctionnelle désigne le déploiement dans
l'espace et la mise en évidence simultanée de divers
éléments susceptibles d'aider le lecteur à s'orienter dans
la masse textuelle, à en faire une lecture plus commode et plus
efficace, en lui permettant de visualiser et d'identifier les articulations du
texte, de choisir ce qu'il veut lire et de trouver aussi rapidement que
possible les informations qui l'intéressent. contrairement à la
situation de l'auditeur, qui est irrémédiablement tributaire du
fil linéaire de la voix qu'il écoute, le lecteur a toujours la
possibilité de moduler son activité, de retourner en
arrière, de sélectionner les éléments qui
l'intéressent. la tabularité contribue donc à restreindre
la dominance de la contiguïté textuelle en plaçant le texte
sous le contrôle visuel de l'usager, qui peut ainsi se l'approprier selon
son rythme et ses intérêts propres. au fil des siècles,
cette liberté du lecteur a pris de plus en plus d'importance. une
histoire des supports de l'écrit (fayet-scribe, 1997) montre une montée
croissante des indices tabulaires dans les textes, accompagnant les grandes
mutations du support, tel le passage du volumen au codex, puis
celui du manuscrit à l'imprimé, du livre au journal et du journal
au magazine (vandendorpe, 1997; 1998). cette évolution n'a
évidemment pas entraîné la disparition des formes
anciennes, qui ont pu se maintenir ici et là en fonction des types de
texte.
ces trois composantes de base de l'opération de lecture que sont la
concaténation, le rappel et la sélection tabulaire devraient nous
permettre de classer l'ensemble des écrits d'une époque
donnée selon la façon dont elles interviennent pour chacun. on
verrait ainsi que le roman tend à privilégier le rappel de type
cotextuel et la contiguïté textuelle, alors que le journal et le
magazine jouent plutôt sur le rappel de type contextuel et la
tabularité. parmi les romans, certains poussent la
contiguïté à son extrême limite, au point de ne
laisser aucun interstice par où pourraient s'introduire la
liberté du lecteur et les activités de sélection, la
masse textuelle étant proposée en un bloc compact et pouvant
même parfois ne consister qu'en une très longue phrase. d'autres
ouvrages, au contraire, tels les romans-feuilletons, multiplient les indices
tabulaires et agencent le texte sous la forme de courts chapitres, qui
constitueront autant de points d'entrée ou de sortie offerts au lecteur.
d'autres encore vont offrir des tableaux, des listes, des index, tel une vie
mode d'emploi de pérec ou vont même être conçus
sous la forme d'un dictionnaire (pavic, le dictionnaire kazar).
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on aura remarqué que la triade de concepts ici proposée vise
autant que possible à rendre compte à la fois des
caractéristiques du texte et de la lecture. a la contiguïté
du texte (enchaînement régulier des lettres, des mots, des phrases
et des paragraphes) correspondent les opérations de mise en
séquence ou de concaténation ; au retour calculé
d'éléments thématiques dans la trame du texte
correspondent les opérations de rappel, qui couvrent aussi tous les
phénomènes de contextualisation et de connaissance du monde ;
à la tabularité fonctionnelle, enfin, correspondent les
opérations de sélection, de synthèse et de gestion globale
de l'activité de lecture. cette complémentarité
conceptuelle est voulue et nécessaire. un texte ayant pour
caractéristique essentielle et fondamentale d'être lisible --
"une machine à lire" selon le mot d'escarpit --, il
doit logiquement être doté des attributs correspondant aux
composantes de l'opération de lecture qui en permettent le bon
fonctionnement. de même peut-on identifier dans le langage oral les
caractéristiques propres à sa saisie par l'oreille :
système phonologique, hauteur, intensité, continuité, etc.
la mise en évidence des caractères communs aux opérations
cognitives et à l'objet texte devrait nous aider à dégager
certaines des particularités de la lecture d'un imprimé par
rapport à celles d'un hypermédia.
5. texte et pseudo-texte
avant d'entamer une étude comparative d'un livre et d'un jeu sur
cédérom, il est opportun de se demander s'il est
méthodologiquement valide d'extrapoler à un support non
linguistique l'activité de lecture. le lecteur admettra sans doute avec
nous que, à partir du moment où l'on considère les
opérations cognitives impliquées, la réponse ne fait pas
de doute. cette extension de la signification du mot lecture est
avalisée par des philosophes tels p. ricoeur ou h.-g. gadamer. selon ce
dernier, on peut certainement lire des oeuvres plastiques et même des
édifices :
je tiens fermement que la lecture et non la reproduction est le
véritable mode d'expérience de l'oeuvre d'art elle-même et
celui qui la définit comme telle. il s'agit là de lecture au sens
"éminent" du terme. c'est en vérité dans la lecture que se
réalise toute rencontre de l'art. et il y a lecture non seulement des
textes, mais aussi bien des oeuvres plastiques et des édifices. (p.
28)
le mot "lecture" est ici employé au sens de mise en relation
de données recueillies par la vue et soumises à
interprétation. pour nous, comme on l'a vu plus haut, il faut aussi que
les données à lire mettent en jeu des opérations de
rappel, et qu'elles présentent un caractère de
contiguïté et, dans une certaine mesure, de tabularité.
si l'on admet cette extension du concept de lecture, on doit encore se demander
s'il est pertinent de désigner comme étant un texte tout
objet qui se prêterait à cette opération et
présenterait ces trois caractéristiques. peut-on parler de
"texte" en dehors d'une réalisation purement linguistique et
écrite, c'est-à-dire d'un assemblage de lettres, de mots, de
phrases et de paragraphes ? pour maintenir des distinctions essentielles entre
les objets du monde, je propose plutôt de recourir au concept de
pseudo-texte, qui désignera tout objet de nature non linguistique
susceptible, en fonction de sa structure, de se prêter à des
opérations de lecture. plus précisément, un pseudo-texte
est un ensemble de données possédant une certaine étendue
et susceptible de faire l'objet d'une lecture chez un individu qui
possède les compétences cognitives nécessaires pour en
repérer les principales informations et les appréhender de
façon significative, en mettant en jeu des activités de
concaténation, de rappel et de sélection. à cet
égard, un édifice constitue un pseudo-texte pour un architecte,
tout comme un tableau est un pseudo-texte pour le peintre ou le
spécialiste de peinture qui sont à même d'y
découvrir les choix effectués et d'établir des relations
entre les éléments constitutifs. tout comme pour le texte, un
pseudo-texte sera d'autant plus riche que les compétences
spécifiques du lecteur seront plus grandes.
page 119
l'intérêt de cette notion est qu'elle rend susceptibles de
formalisation les opérations cognitives que l'on effectue sur des
données qui, quoique non verbales, sont pourtant codifiées ou
peuvent être appréhendées à partir de savoirs
spécialisés.
6. l'énigme
avant
d'entreprendre une comparaison entre le texte de science-fiction et le
pseudo-texte de riven, il nous reste à déterminer ce qui
motive l'activité de lecture et ce qui en enclenche le mouvement. mon
hypothèse est que, à la base de l'activité de lecture
gratuite -- c'est-à-dire qui ne répond à aucune exigence
scolaire ou professionnelle -- il y a le désir. désir au sens
large, qui nous pousse vers l'autre ou, d'une façon plus
spécialisée et plus pertinente à notre propos,
désir de déchiffrer une énigme. dans l'énigme, en
effet, quelque chose est d'emblée présenté comme
caché, qu'il importe de découvrir.
ce ressort textuel fondamental
était déjà présent dans le genre littéraire
peut-être le plus humble et le plus ancien qui soit, à savoir la
fable, que le grec ancien désignait comme une "énigme
ésopique". et il est vrai que le simple fait de lire le titre
d'une fable, avec son caractère duel -- le corbeau et le renard, la
cigale et la fourmi, le chêne et le roseau...-- a pour effet de
créer dans l'esprit du lecteur une configuration énigmatique, une
interrogation : que va-t-il se passer ? qu'est-ce qui va permettre de
conjoindre ces deux personnages dans le récit ? lequel des deux va
l'emporter sur l'autre et comment? (voir vandendorpe, 1989)
au niveau le plus fondamental, tout récit joue sur ce ressort du
caché, ce "code herméneutique", comme le
désigne barthes dans s/z, et dont la théorie
littéraire tend aujourd'hui à minimiser l'importance en le
rejetant dans la catégorie "impure" de l'illusion
représentative (scarpetta, 1984). c'est l'habileté de l'auteur à
créer la tension narrative et à la maintenir, tout en promettant
implicitement un dévoilement et une résolution, qui lance la
quête du lecteur et réussit à l'alimenter durant des
centaines, voire des milliers de pages. en ce sens, on peut dire que la lecture
de l'énigme est emblématique de la lecture en
général, dans la mesure où celle-ci porte sur une trace
laissée par un humain et qu'il appartient au lecteur de
déchiffrer. on peut aussi considérer que tout texte recèle
un savoir, ce qui entraîne chez le lecteur éveillé le
désir de se l'approprier. comme le note alain montandon :
le sentiment que l'auteur ne laisse entrevoir qu'une parcelle de ce qu'il
sait (et du même coup faisant de l'écrivain un être
tout-puissant dont on peut beaucoup attendre) est assez fréquemment
partagé : c'est d'ailleurs pourquoi souvent on continue de lire les
oeuvres d'un auteur dans l'attente qu'il finira par nous livrer son secret. tel
était le cas de proust vis-à-vis de théophile gautier qui
avouait : "j'en étais réduit à me demander
quels autres livres gautier avait écrit qui contenteraient mieux mon
aspiration et me feraient connaître enfin sa pensée tout
entière." aussi proust vient-il à conclure :
"nous voudrions qu'il nous donnât des réponses, quand tout
ce qu'il peut faire est de nous donner des désirs."
(1984 : pp. 110-111)
synthétisant la réflexion déjà ancienne de
ménestrier, michel charles note que l'énigme offre un triple
plaisir : celui de la surprise, du jeu et de la découverte (p.
48).
page 120
il faut noter qu'un même ouvrage peut jouer sur divers niveaux
d'énigmes. certaines de celles-ci vont occuper un rôle majeur dans
l'économie d'un roman d'aventures, telle la nature de la mer dans
tyranaël, qui constitue un lieu d'interrogation presque constant au
cours des cinq volumes de cette saga. d'autres énigmes peuvent
être locales et de peu d'importance dans la résolution du
récit. en règle générale, on dira qu'est
énigmatique tout élément proposé au lecteur sans
que celui-ci puisse d'emblée en percevoir la justification interne, le
mode de fonctionnement ou la cohérence en raison de sa connaissance du
monde ou de l'univers particulier proposé par le texte. il s'ensuit que
le statut de ce qui est énigmatique va varier selon les lecteurs, car ce
qui intrigue l'un ne coïncide pas nécessairement avec ce qui
intrigue l'autre. comme le dit élisabeth vonarburg par l'entremise
d'un de ses personnages :
il se plonge donc dans un gros roman policier ; l'identité des
coupables ne l'intéresse guère, comme d'habitude ; les
véritables énigmes sont pour lui ailleurs, dans les
réactions des personnages, leurs motivations, leurs comportements
à l'égard d'autrui. ce qui est évident ou non pour eux, ce
qui se dit, ce qui se tait. (tyranaël -3, p. 208)
ayant ainsi établi le statut de l'énigme comme un puissant
moteur de l'activité de lecture, du moins dans les limites de ce
travail, il nous faut maintenant examiner la façon dont celle-ci est
utilisée dans ce nouveau média qu'est l'écriture
interactive sur cédérom. le rapprochement ici proposé
entre jeu et lecture n'est certes pas nouveau. pour une analogie
développée entre jeu et lecture littéraire, on se
reportera aux travaux de michel picard (1984).
7. la lecture de riven
qui
dit énigme interactive fait penser à myst et plus encore
à son successeur riven, immense hypermédia fictionnel qui
consiste en cinq cédéroms, soit trois gigabytes de
données. ce jeu commence par une énigme devenue tout à
fait classique depuis qu'edgar poe a fondé le genre policier : un homme
est assassiné. dans le cas de riven, l'assassinat se produit sous
les yeux de l'usager, en mode vidéo, lors de son arrivée dans un
monde étrange. placé derrière des barreaux, le joueur
commence par assister impuissant à la scène, à la suite de
quoi il peut se lancer dans l'exploration de l'univers qui lui est
proposé. celle-ci se fait essentiellement en cliquant à l'aide de
la souris, ce qui entraîne des déplacements le long d'un sentier
ou d'une passerelle, dans des escaliers, en ascenseur, en funiculaire à
lévitation magnétique, à l'intérieur d'une
pièce, d'un souterrain, d'une conduite d'aération ou d'un
palais... le lecteur intéressé pourra se donner une idée
de cet univers en allant visiter un des innombrables sites consacrés
à ce jeu, soit par exemple
gamespot (1998),
webring (nd)
ou leelan (1997a).
pour s'orienter dans ce monde, le joueur dispose de quelques
informations écrites, contenues dans les carnets tenus par les
principaux personnages. il obtient celui d'atrus à son entrée
dans le jeu ; avec un peu de chance et de persévérance, il
parviendra à mettre la main sur celui de gehn et ultimement sur celui de
catherine. mais ces carnets de notes contiennent surtout des informations de
type encyclopédique sur les habitants de ce monde imaginaire et sur la
façon dont celui-ci ou certains de ses artefacts ont été
construits. ils fournissent aussi des indices pour aider à
résoudre certaines des énigmes auxquelles est confronté le
lecteur. ces textes étant peu narrativisés, la lecture en est
presque nécessairement menée avec une visée instrumentale,
à la recherche d'indices qui permettront de progresser vers la solution
de l'énigme.
page 121
a noter que le principe ultime de cet univers réside dans le pouvoir
démiurgique du livre, dont on découvre qu'il a servi à la
création de ce monde et qu'il fait de son possesseur l'équivalent
d'un dieu. l'exaltation ritualisée du codex est consacrée par une
superbe iconographie qui n'est pas sans évoquer la
célébration du livre des évangiles dans les tableaux et
mosaïques des premiers siècles et du moyen âge
chrétien. on peut voir là, outre un clin d'oeil appuyé du
nouveau média à son vénérable ancêtre, une
mise en abyme de la fonction première de la lecture et de
l'écriture, qui est de créer des univers imaginaires
(
illustrations, taille : 70k;
taille : 60k).
mais le plaisir principal que donne riven provient des innombrables
mouvements de l'usager, effectués au moyen de la souris, qui ont pour
effet de déclencher un mécanisme ou de produire un
événement visuel. le lecteur est en effet le plus souvent
invité à passer à l'action : cogner à une porte ou
abaisser un levier, enclencher une manette ou tourner une manivelle afin de
faire passer le courant ou la vapeur, remplir ou vider une chaudière,
allumer ou éteindre un chauffe-eau, mettre en marche ou arrêter un
ventilateur ou la rotation d'un dôme, faire démarrer un
funiculaire, déclencher une séquence vidéo, faire tourner
une boule de bois, etc. en raison de la qualité des graphiques et du
couplage du visuel avec des effets sonores, ces événements ont
souvent un aspect spectaculaire : des images se transforment sous nos
yeux, des événements imprévus surviennent. le joueur qui
provoque ces effets pour la première fois ne peut manquer de ressentir
l'émerveillement provoqué depuis toujours par les automates, qui
est admiration devant la matière en train de s'animer et de
répondre à notre commande. ailleurs, c'est l'illusion du
réel qui rattrape le lecteur, comme quand il est emporté en
funiculaire ou en téléphérique ou lorsque son
arrivée au détour d'un sentier dérange et fait fuir des
animaux bizarres qui se chauffaient au soleil (illustration, taille : 56k).
toutes ces opérations de déplacement ou de déclenchement
d'un événement virtuel sont équivalentes à des
activités de concaténation, dont on a vu qu'elles constituent une
composante essentielle de la lecture : le lecteur relie un
événement significatif à une action précise de la
souris sur la surface de l'écran. la rigueur syntagmatique de ces
"énoncés" est assurée par un balisage complet
de l'espace, à l'intérieur duquel seuls les mouvements
prévus sont autorisés. en effectuant ainsi un parcours
réglé à travers les signes du pseudo-texte, le joueur
réalise une activité analogue à celle de la lecture du
texte, où les divers symboles linguistiques sont
appréhendés dans une chaîne syntaxique et mis en
relation.
précisons enfin qu'il y a bien effet de représentation. le
lecteur naïf se surprend ainsi à cliquer derechef sur une boule,
rien que pour voir celle-ci se mettre à tourner et pour admirer la
perfection avec laquelle les auteurs de ce jeu ont imité le réel.
la qualité du réalisme de la représentation, jointe
à des décors surréalistes, constitue sans aucun doute un
des attraits de ce jeu.
mais ce qui explique surtout l'engouement provoqué par riven (un
million d'exemplaires vendus entre son lancement, en novembre 1997, et
février 1998), c'est le fait que les événements
déclenchés par le joueur ne sont pas gratuits ni
aléatoires, mais s'inscrivent à l'intérieur d'une
énigme globale, qu'ils servent progressivement à résoudre.
ainsi, l'usager peut s'amuser à faire monter ou descendre la
chaînette d'un instrument de mesure placé dans une salle de
classe, mais il n'avancera dans sa quête que s'il observe que chacune des
positions de la chaînette est associée à un symbole
différent et si, à partir de là, il déduit
correctement le système de notation chiffrée en vigueur dans cet
univers, qui est à base cinq, comme le laissaient déjà
suggérer quantité d'autres indices (illustration, taille : 62k).
seule cette information lui permettra plus tard de déchiffrer le code
inscrit dans le carnet de gehn indiquant le réglage des curseurs qui
servent à propulser les dômes. de même, le joueur peut bien
cliquer sur des boules de bois disposées à certains endroits
stratégiques (illustration, taille : 63k), mais s'il ne remarque pas qu'un cri d'animal est associé
à chacune ainsi qu'un symbole numérique en écriture d'ni,
il se trouvera bloqué lorsqu'il arrivera dans la caverne des rebelles,
car devant les 21 pierres ornées chacune d'un symbole animal
différent, il n'arrivera pas à déterminer sur lesquelles
cliquer, ni dans quel ordre, et il manquera la spectaculaire anamorphose
déclenchée par la séquence adéquate, qui permet de
progresser davantage dans la quête. ce ne sont là que quelques
exemples de la complexité des énigmes proposées et de la
cohérence avec laquelle elles s'enchevêtrent les unes dans les
autres. on a donc bien affaire ici à un texte, du moins au sens de
système de signes organisé et cohérent susceptible
d'être parcouru à l'aide d'opérations réglées
et de créer dans l'esprit de l'usager une configuration narrative.
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pour compliquer encore les choses, certaines énigmes sont tout
simplement de fausses pistes, telle cette porte richement sculptée d'une
maison d'ni, dont un panneau s'ouvre sur un visage inquisiteur si l'on y
cogne cinq fois de suite avec le heurtoir. mais le lecteur obstiné
finira par s'apercevoir, après un certain nombre d'essais, que le
heurtoir ne produit plus aucun effet.
8. les signes de l'hypermédia
précisons
que la lecture de riven diffère de celle d'une simple peinture ou
tableau en ceci que le lecteur ne doit pas d'abord analyser ou
interpréter des images, mais des relations dynamiques entre des signes.
les signes que riven propose au lecteur n'accèdent à ce
statut que s'ils sont le produit d'une action ou la condition d'un
événement.
a la différence du texte "normal", où les signes sont
donnés, le lecteur de l'hypermédia ne peut lire un signe que s'il
l'a d'abord reconnu comme tel et élu entre tous : ce n'est
qu'à ce moment qu'il pourra tenter de l'interpréter en relation
avec les autres signes déjà rencontrés. dans la plupart
des cas, les signes ne sont pas visibles au premier abord : ce sont les actions
appropriées du lecteur qui les révèlent et en produisent
la manifestation.
de quel type sont ces signes ? selon peirce (1978), il existerait trois grandes
catégories de signes. l'index (ou indice) est un signe qui
entretient un lien physique avec l'objet qu'il indique, telle la fumée
dénotant la présence d'un feu ou la girouette indiquant la
direction du vent. ce "signe perdrait immédiatement le
caractère qui en fait un signe si son objet était
supprimé" (op.cit. : p. 140). le symbole est un signe arbitraire,
dont le rapport avec l'objet relève d'une convention :
"tous les mots, phrases, livres et autres signes conventionnels sont
des symboles" (op.cit. : p. 161). l'icône entretient un rapport de
ressemblance avec l'objet dont elle est le signe et auquel elle renvoie :
l'image d'un agneau renvoie à un agneau, celle d'une pipe à une
pipe, et ainsi de suite. ce rapport de ressemblance peut se manifester sous
trois formes différentes. la première consiste en une simple
image de l'objet ; la seconde représente des relations entre des
objets, sous la forme d'un diagramme ; la troisième est en
relation de parallélisme avec un aspect de son objet et fonctionne sous
le mode métaphorique. on notera que le terme icône est
généralement employé en informatique pour désigner
une relation univoque et constante entre une image miniature et une
opération donnée (enregistrer sur disque, copier, coller,
etc.) : ce fonctionnement rigoureusement codifié se rapproche davantage
du symbole que de l'icône telle qu'on l'entend ici.
selon cette trichotomie, on découvrira surtout dans riven des
signes de type indexical. c'est, par exemple, la représentation
d'espaces avec des sentiers le long desquels seulement sont autorisés
les déplacements : on avance si on clique vers l'avant, et vice
versa (illustration, taille : 81k).
de même, si on rencontre un levier à côté
d'une porte, on sera tout naturellement porté à cliquer dessus
pour l'ouvrir (illustration,
taille : 58k).
fondé exclusivement sur le régime de la contiguïté,
l'index est le moteur premier de la "lecture" de cet
hypermédia. souvent évidents et basés sur un analogue du
monde réel, ces signes peuvent cependant parfois être
masqués par une pénombre savamment calculée et se
confondre avec l'espace environnant, ce qui a pour effet de subordonner la
progression du lecteur à une extrême attention au moindre indice.
de plus, le signe n'est pas toujours opératoire : dans certains
cas, un levier ne donnera accès à une porte que si l'on a au
préalable effectué une rotation de la pièce sur laquelle
donne cette porte en se rendant dans un espace différent et en
manipulant le bon levier. ou encore, un index peut cesser d'être
opératoire, tel ce heurtoir de porte qui, après avoir servi un
certain nombre de fois, cesse de déclencher l'ouverture d'un judas.
page 123
les signes de type symbolique apparaissent dans l'association de symboles
numériques avec la position d'une chaînette dans la salle de
classe (illustration, taille : 62k)
et dans le décodage des divers carnets de notes que les principaux
personnages ont laissés derrière eux. ces signes renvoient le
lecteur à des opérations réglées et
familières : décryptage
d'un code, lecture de notes et de diagrammes (illustration, taille :
93k).
dans certains cas, le code reste mystérieux, comme c'est le cas des
inscriptions en écriture d'ni que l'on rencontre ici et là,
notamment sur un des tableaux de la salle de classe
(illustration, taille :
91k)
quant aux icônes, elles sont surtout de type métaphorique et d'un
fonctionnement plus subtil : si l'on clique sur une boule de bois
(illustration, taille : 40k) et que l'on entende un son ressemblant à un cri d'animal, il
est fortement recommandé d'associer le symbole apparaissant sur la boule
et le cri en question, car ce n'est qu'à cette condition que l'on pourra
plus tard résoudre l'énigme des pierres que l'on enfonce dans le
sol. ailleurs, il faudra tenir compte de la couleur des objets que l'on
aperçoit à travers un instrument de visée
(illustration, taille : 85k)
ou encore déterminer la fonction des diagrammes qui affichent la
rotation en mode 3d des schémas des différentes îles
(illustration, taille : 73k).
eco a montré qu'un même signe peut "être pris
tantôt comme un index, tantôt comme une icône, et encore
tantôt comme un symbole selon les circonstances dans lesquelles il
apparaît et l'usage auquel il est affecté dans la
signification" (1988 : p. 79). notre analyse montre que les
trois types de signes de l'hypermédia fictionnel se rapportent à
des activités cognitives spécialisées : l'index
débouche sur une opération de concaténation et le symbole
sur la déduction et le rappel. quant à l'icône, elle met en
jeu des activités d'abduction-évocation et de rappel.
lorsque le lecteur réussit à établir des liens entre
divers signes, que ceux-ci soient de type indexical, symbolique ou iconique, il
y a indubitablement lecture, l'usager effectuant bel et bien des
opérations de mise en relation, de rappel et de sélection. le
fait de repérer des ressemblances et des différences entre les
signes disposés ici et là permet de faire des hypothèses
sur leur fonction à l'intérieur de l'ensemble et, épreuve
ultime de validité, de résoudre certaines énigmes. il est
donc à noter qu'une lecture réussie est toujours
récompensée par une progression vers le dénouement final.
sauf lorsque le lecteur se laisse prendre à un leurre indexical, comme
dans le cas déjà évoqué du heurtoir de porte.
ces trois catégories de signes n'épuisent certainement pas toute
la richesse signifiante de riven.il existe de nombreux cas où le
lecteur est confronté à des signes qui ne "parlent"
pas. ceux-ci sont à distinguer des images ou portions d'images qui
restent inertes à l'approche de la souris et qui constituent le
décor. celui-ci n'est cependant pas neutre et pourrait certainement se
prêter à une analyse rhétorique, car les divers
éléments de celui-ci, ainsi que le fond sonore de musique et de
bruitages qui accompagne en sourdine les déplacements de l'usager,
convergent pour produire un effet sur le spectateur : effet
d'étrangeté, de dépaysement dans un monde potentiellement
dangereux. mais ces "signes plastiques", comme les appelle le
groupe µ, ne fonctionnent pas au même plan cognitif que les
symboles, indices et icônes révélés par les clics de
la souris, car ils n'ont pas de fonction précise dans la
résolution des énigmes. une comparaison de l'hypermédia
avec le roman pourrait établir une correspondance entre images et
descriptions, d'une part, et entre signes et actions, d'autre part.
logiquement, il ne faudrait pas considérer les éléments du
décor comme des signes, au moins pour le lecteur qui ne les
"décode" pas, car comme l'a montré morris "une
chose n'est un signe que parce qu'elle est interprétée comme le
signe de quelque chose par un interprète" (in eco, 1988 : p.
49).
page 124
dans certains cas, ce que le lecteur avait d'abord pris pour un simple
élément décoratif se révèle avoir une
signification et constitue un jalon essentiel dans la résolution des
énigmes. ces signes muets sont d'autant mieux camouflés qu'ils
n'ont pas d'existence reconnue dans les opérations habituelles de
lecture : c'est le cas des sons ou des variations subtiles de couleur de
certains objets. ainsi, le lecteur peut très bien ne pas avoir
prêté attention aux sons produits par les boules de bois, d'autant
plus que ceux-ci ne sont que faiblement différenciés. ou encore,
on n'aura pas considéré comme significative la relation entre un
symbole donné et la couleur d'un élément sous-marin
observé au périscope (illustration, taille : 85k).
le lecteur déterminé à pratiquer ce type
d'hypermédia fictionnel est ainsi contraint d'élargir son
répertoire de signes et ses stratégies
d'abduction-évocation, faute de pouvoir lire et jouer efficacement.
9. une lecture intertextuelle
toujours
est-il que les difficultés liées à la résolution de
ce genre d'énigme ont déjà suscité une abondante
littérature qui mise sur la frustration du joueur bloqué. il y a
d'abord, évidemment, les ouvrages publiés par les auteurs du jeu,
à titre d'accompagnement et visant à créer une
atmosphère, à étoffer quelque peu la psychologie des
personnages, en posant des mobiles et des motivations. mais s'ils aident le
joueur à se donner un contexte, ces ouvrages ne sont guère utiles
pour l'aider à résoudre les énigmes rencontrées.
pour cela, il faut plutôt se tourner vers les milliers de sites internet
partiellement ou intégralement consacrés à ce jeu et qui
proposent des ressources essentiellement de deux types. les premières
expliquent systématiquement quels déplacements effectuer et
comment résoudre les énigmes une à une. d'autres sites
fournissent des informations avec parcimonie, en donnant le minimum d'indices,
de façon à laisser au lecteur le plaisir de découvrir
encore quelque chose par lui-même, sans "vendre la mèche". des
informaticiens avisés ont même spécialisé des
systèmes de génération d'hypertexte, tel le
universal
hint system (gamesdomain, 1998), de façon à faciliter l'écriture de
fichiers qui distillent les informations par portions infinitésimales,
obligeant le lecteur à toujours demander un supplément
d'information avant de pouvoir l'obtenir. de cette façon, plus une
donnée rapproche du dévoilement d'une énigme importante,
plus profondément elle est enfoncée à l'intérieur
des cercles concentriques question/réponse et plus elle oblige le
lecteur à "creuser".
l'existence de ce vaste corpus de textes complémentaires transforme
l'hypermédia fictionnel en une galaxie textuelle qui n'est pas sans
évoquer l'appareil de gloses et de commentaires entourant les grands
textes de notre civilisation. mais la lecture en est nécessairement
fragmentée et aléatoire, inscrite dans le processus de
dérive associative caractéristique de la navigation sur la toile
plutôt que dans la structure totalisante du livre, et d'abord
déterminée par les questions du sujet plutôt que par les
réponses d'une auctoritas.
page 125
10. tyranaël
due
à elisabeth vonarburg, écrivaine de science-fiction bien
connue au québec, cette saga en cinq volumes
(éditions
alire (alire, nd))
vise à créer
un univers de toutes pièces, dont on nous décrit abondamment la
faune, la flore, les minéraux, la géographie, le réseau
fluvial et routier, les civilisations, les rites, les monuments, les
musées... en outre, l'histoire qui nous est racontée
s'étend sur plus d'un millénaire, tout en offrant des
aperçus sur des époques bien antérieures, et met en
scène des centaines de personnages. ce parti pris démiurgique
oblige le lecteur à assimiler une masse d'informations
encyclopédiques. c'est dire que les opérations de rappel sont
particulièrement importantes dans la lecture de cet ouvrage, qui compte
près de 2000 pages. l'activité du lecteur est maintenue tout au
long du récit grâce à des énigmes fort bien
conçues, dont le dévoilement n'arrive que par bribes :
où sont passés les anciens habitants de la planète ? y
a-t-il effectivement des êtres étranges aux pouvoirs
extraordinaires vivant à l'intérieur d'une montagne? comment le
personnage principal peut-il rajeunir aussi soudainement ? comment expliquer le
phénomène qu'est la mer ? quelle était la fonction
des pylônes quadrillant la planète? et ainsi de suite...
riven participe de la même veine créatrice et
énigmatique. le lecteur circule dans des paysages étranges et des
constructions variées (palais, prisons, lieux de culte, etc.). il
emprunte des moyens de transport inusités comme ce
téléphérique monoplace
(illustration, taille : 79k), passe à proximité
d'animaux bizarres (illustration, taille : 56k),
fait tourner des machines dont la fonction lui échappe...
quant à la contiguïté textuelle de tyranaël,
elle est loin d'être aussi élevée qu'elle pourrait
l'être, l'auteur ayant choisi une structure qui l'amène souvent
à faire alterner des narrateurs distincts et des points de vue narratifs
différents dans des sections très brèves, allant de un ou
deux paragraphes à deux ou trois pages. on a même pendant une
grande partie du quatrième livre une alternance de fragments narratifs
correspondant à ce que l'on découvrira plus tard comme
étant deux états successifs de la vie d'un même personnage,
sur deux planètes différentes, atyrkelsao d'une part et
tyranaël de l'autre. cette structure éclatée répond
à une volonté très nette de délinéariser le
récit et de l'éparpiller en fragments à la façon
des vidéo-clips[4]. l'emploi de ces
procédés oblige le lecteur à rajuster constamment son
contexte de lecture et augmente du même coup l'importance des
opérations de rappel.
si l'on compare la part respective des opérations de
concaténation dans la lecture de tyranaël et dans celle de
riven, on conviendra sans doute que la contiguïté est moins
importante dans le second que dans le premier, mais qu'elle n'y est pas nulle.
la grande différence vient du fait que, dans le livre imprimé, le
lecteur peut toujours continuer à "lire" même si un
certain nombre de détails lui échappent provisoirement :
à mesure qu'il progresse, des éléments vont se mettre en
place et des passages antérieurs vont être
réinterprétés. en revanche, dans la lecture de
riven, la progression du lecteur est rigoureusement couplée
à la compréhension et limitée par celle-ci : si on ne
trouve pas le code qui commande le fonctionnement des dômes, les
mécanismes de transfert ne se mettront pas en marche.
si l'on admet la distinction posée par certains analystes entre deux
modes de lecture de l'imprimé, l'une en compréhension et l'autre
en extension (voir notamment gervais (1993)), il faut reconnaître que, dans la
lecture de l'hypermédias fictionnels, une telle distinction ne vaut plus,
car il ne peut y avoir progression sans compréhension. mais rien
n'empêche le lecteur de recourir à des sources extérieures
pour réussir à déchiffrer certaines énigmes :
en fait, on l'a vu, la complexité même de ces dernières est
justifiée par l'existence d'une communauté interprétative
qui met en commun découvertes et solutions.
page 126
par ailleurs, on trouve dans tyranaël des centaines de mots
nouveaux, organisés de façon remarquablement
cohérente. certains de ces mots sont censés provenir de la
langue parlée sur l'ancienne planète : hékel,
sirid, eïldaran,tinganu, karaïker... d'autres sont des
néologismes : chachien, moddex, jugementalistes,
spatioport... en cela, vonarburg ne fait que suivre une pratique
fréquente en science-fiction, et qui s'est renforcée au cours des
années soixante, notamment avec des récits comme dune.
qu'il s'agisse de néologismes ou de mots-fictions, ce
procédé typique du genre vise à susciter un effet que marc
angenot (1978) a fort justement théorisé sous les termes de
"paradigme absent". ce procédé vise à
renforcer la conviction du lecteur de se trouver dans un ailleurs
imaginaire. le dépaysement langagier est peut-être celui que
l'on ressent le plus profondément, en nous replongeant à
l'époque lointaine d'avant le langage. mais même si un mot est
inconnu, on peut le plus souvent en déchiffrer le sens grâce au
phénomène "d'irradiation syntagmatique" (p. 78) que
procure son insertion à l'intérieur d'un contexte verbal. ainsi,
quand on lit "mais lorsque l'homme passe dans la lumière des
globes encadrant la porte, une collerette argentée scintille à
son cou et la chemise est bleue sous l'habit. un hékel." (i,
p. 92), on peut aisément déduire que le mot hékel,
même s'il apparaît ici pour la première fois, doit
désigner un humain exerçant une fonction particulière. et
plus on avancera dans le récit, plus le champ des significations
possibles se rétrécira : les opérations de
concaténation pourront alors s'effectuer avec ces mots comme avec des
mots ordinaires.
il faut noter que riven, en dépit de la faible place qui est
faite au langage, utilise le même procédé de façon
spectaculaire. au commencement du jeu, en effet, après la vidéo
d'ouverture, le joueur voit un homme s'approcher de l'espèce de cage
d'ascenseur où il se trouvait en arrivant dans ce monde et se mettre
à lui parler dans une langue étrangère
(illustration, taille : 90k).
l'effet d'incompréhension est total. mais les gestes et les actes nous
permettent de déduire que l'individu voulait un livre qu'on nous avait
virtuellement remis (il sera d'ailleurs assassiné quelques secondes
après). par le choc d'une langue inconnue, le joueur se trouve ainsi
plongé d'emblée dans un monde étrange et est
prêt à commencer sa quête. il trouvera par la suite d'autres
témoignages de cette langue dans des inscriptions rédigées
dans une écriture également inconnue. ce jeu se présente
ainsi dans une relation intertextuelle forte avec la science-fiction :
"la dérive à travers le monde de sf est dérive
à travers un langage" (angenot, p. 86).
la lecture de riven sollicite aussi très fortement les
activités de rappel. en fait, les icônes et les symboles y sont
tellement nombreux et complexes que le lecteur sérieux doit absolument
se munir d'un bloc-notes pour y noter les indices significatifs afin de pouvoir
les retrouver avec précision lorsque le besoin s'en fait sentir :
code d'ouverture des dômes, système de notation chiffrée,
etc.
il reste à considérer la dimension tabulaire des deux types
d'ouvrages. le roman d'élisabeth vonarburg contient les
éléments tabulaires minimaux du codex, à savoir
pagination et division en paragraphes, en chapitres et en livres, ce qui permet
déjà au lecteur de moduler et gérer à son
gré son activité de lecture. il contient aussi une carte de la
planète, avec et sans la "mer". on aurait certes pu
s'attendre à d'autres éléments tabulaires, tel un lexique,
un index des noms propres, un tableau généalogique des
personnages et des familles, voire une chronologie des principaux
événements et des fiches encyclopédiques sur la faune, la
flore, etc. mais il faut reconnaître que ces éléments sont
rarement présents dans des romans, le lecteur de ce genre d'ouvrage
s'engageant pour une navigation linéaire au long cours, avec tous les
aléas que cela comporte, sans avoir principalement en vue de se donner
un savoir systématique. c'est plutôt le rôle des
éditions critiques et des articles savants de mettre à plat et
regrouper en tableaux tout le savoir disséminé dans une oeuvre
donnée.
quant à riven, il ne comporte guère
d'éléments tabulaires au départ, ce qui a comme
conséquence que le joueur novice n'a pas la moindre idée de
l'endroit où il en est dans sa lecture par rapport au dénouement.
la masse d'informations est opaque et ne comporte ni pagination, ni index, ni
odomètre : un lecteur peut s'imaginer avoir fait surgir la
majorité des signes et résolu la plupart des énigmes alors
qu'il n'en est même pas arrivé au tiers. bref, le lecteur n'a
aucune façon d'évaluer le chemin parcouru par rapport à
l'ensemble et il ne peut donc pas moduler son activité en fonction du
temps disponible ou des opérations qui l'intéressent -- ce qui,
selon nous, constitue une lacune certaine, voire une régression par
rapport au codex, et qui tient à l'état actuel de la
réflexion sur ce nouveau média plutôt qu'à des
limitations techniques. signalons toutefois qu'un lecteur
"efficace" pourra se donner un accès tabulaire direct
à n'importe quel point du jeu en enregistrant sous un nom adéquat
chaque espace significatif auquel il aura accédé. a la fin, il
disposera ainsi de centaines de fichiers dont les titres correspondront
à autant de points d'accès au jeu. ces traces
contribueront à personnaliser l'hypermédia, à le
façonner en quelque sorte selon la personnalité et le
degré de compréhension du lecteur. cette particularité de
l'hypermédia fictionnel mérite d'être
soulignée : si la tabularité n'y est pas donnée au
départ, elle peut cependant être créée par l'usager
qui enregistre sur son disque les divers endroits significatifs de ce
jeu-récit au fur et à mesure qu'il y a progrès dans la
lecture.
par ailleurs, les innombrables textes complémentaires que l'on trouve
sur la toile fournissent au lecteur intéressé toutes les
informations imaginables, aisément accessibles par des moteurs de
recherche et par les nombreuses pages où l'information est
organisée en mode tabulaire. des amateurs ont ainsi
reconstitué l'alphabet d'ni au complet et proposé des tables de
prononciation et un dictionnaire, que l'on peut consulter sur le site de
leelan (1997b)
(illustration, taille : 82k).
11. frontières du lisible
que
conclure à la suite de ce trop bref survol ? un premier constat : la
notion de lecture tend à s'élargir à d'autres supports que
l'écrit de façon à englober l'image et dans une moindre
mesure le son. cet oecuménisme sémiotique se fait au
détriment du signifiant roi qu'est le langage, qui a longtemps
régné de façon absolue dans l'empire des signes. mais
comment alors cerner le moment où prend place l'acte de lire ? lit-on
encore quand on ferme les yeux ou quand on traite autre chose que du langage ?
certes, comme le rappelle klinkenberg, "c'est sur le donné
perçu que travaille l'acteur sémiotique" (p. 128). mais
la perception doit-elle nécessairement être concomitante du
travail sémiotique ? on a vu plus haut que le rappel constitue une des
composantes importantes de la lecture : par définition, cette
activité est indépendante du déchiffrement.
page 127
en outre, plus
la tabularité du texte augmente, plus augmente la possibilité
qu'a le lecteur de lâcher un fil textuel pour se reporter à
un autre ou pour se livrer à des opérations cognitives.
même au plan de la concaténation des unités primaires que
sont les mots à l'intérieur d'une phrase ou des phrases à
l'intérieur d'un paragraphe, on trouvera des textes dont la
compréhension excède largement le temps que prend la cueillette
des signes à la surface de la page. à moins de vouloir la
réduire à cette dernière opération, parfaitement
objective et mesurable, on devra sans doute considérer que la lecture
est la résultante de l'ensemble des opérations de mise en
relation effectuées à partir d'un matériau externe. gide
nous rapporte ainsi une expérience de lecture qui nécessitait un
travail cognitif considérable :
je lis carlyle, qui m'irrite et me passionne à la fois. j'ai eu ce
tort de lire la seconde conférence (des héros) par devoir. il n'y
a pas eu pénétration. c'est absurde. je ne devrais rien lire
comme cela. la première, au contraire, m'avait fait une impression telle
que je ne venais pas à bout de la finir. à chaque ligne, j'en
avais pour un quart d'heure de réflexions et de vagabondages.
(journal, coll. pléiade, p. 19)
certes, on peut répugner à détacher la lecture du travail
de déchiffrage qui en est la porte d'entrée naturelle. mais cette
répugnance se confond parfois avec un refus de sémiotisation du
non verbal, comme en témoigne par exemple la remarque de pierre bourdieu
 :
or, le fait de lire des choses dont on ne sait pas si elles sont faites pour
être lues introduit un biais fondamental. par exemple, lire un rituel,
qui est quelque chose comme une danse, comme s'il s'agissait d'un discours,
comme quelque chose dont on peut donner une configuration algébrique,
c'est me semble-t-il lui faire subir une altération essentielle.
(1985 : p. 269)
une telle critique est certainement valide lorsque, pour pouvoir en effectuer
la lecture, on doit systématiquement traduire dans l'ordre du verbal des
éléments non verbaux, sans le secours ni la garantie d'une
instance de légitimation interne, comme c'est le cas, par exemple, d'une
peinture. mais lorsque des pratiques non verbales sont fortement codées,
une traduction n'est pas nécessaire et les signes possèdent une
autonomie suffisante pour pouvoir faire l'objet d'une opération de
lecture. en permettant l'émergence de signes non verbaux strictement
codés, le pseudo-texte de l'hypermédia fictionnel tend à
mettre en place un mécanisme de lecture radicalement nouveau.
en même temps, la notion de lecture se fait paradoxalement plus
rigoureuse, en ceci qu'elle exige nécessairement la
compréhension, car les signes n'y sont pas donnés comme dans le
langage, mais construits par le lecteur. et la compréhension se traduit
en actes et en effets visibles sur l'écran, qui fournissent au lecteur
un feedback que l'écrit ne saurait égaler.
en retour, cette montée de l'investissement multisensoriel
entraîne une réduction équivalente de la part de
l'imaginaire -- lequel se limite dans riven à admirer des
prouesses techniques, de superbes graphiques et des mécanismes
d'activation. alors que tyranaël comporte des héros et des
héroïnes -- dont la plupart sont très proches de nous par
leurs faiblesses, leur monologue intérieur, leurs désirs, leur
humanité --, le monde de riven est dépourvu de
héros. les rares personnages qu'on y rencontre sont réduits
à des rôles de figurants, ce qui contribue à la froideur
impersonnelle de ce monde. en revanche, une large place est laissée au
lecteur, qui devient le véritable héros de ce jeu... quand il
réussit à en décoder les énigmes.
page 128
le mode d'appropriation du pseudo-texte par le lecteur est totalement
différent aussi. quoique les définitions de la littérature
soient extrêmement variables, on s'entend souvent pour considérer
que celle-ci consiste essentiellement à traduire une vision du monde
dans l'ordre du verbal et donc du lisible, ce qui fait de la lecture romanesque
un acte de recréation et de projection. dans le cas d'un
hypermédia, au contraire, la lecture des textes proprement dits est
subordonnée à la résolution des énigmes et devient
essentiellement instrumentale : le texte est un complément du
pseudo-texte. on ne lit pas pour pouvoir se représenter mentalement un
univers -- celui-ci nous est déjà donné visuellement --
mais pour trouver le moyen de s'y déplacer et d'en maîtriser les
clés. la lecture y est un faire plutôt qu'un rêve
dirigé. et ce faire est placé sous le signe de
l'immédiateté, voire de la fébrilité. alors que,
dans la lecture romanesque, le lecteur laisse se développer en lui une
configuration d'attentes qui peut rester assez floue jusqu'au
dénouement, le lecteur de riven est sommé à chaque
pas de formuler explicitement ses inférences en cliquant sur la zone
appropriée, et de le faire avec succès faute de piétiner
ou de se trouver bloqué. en somme, on ne s'est libéré de
la linéarité du roman que pour devenir prisonnier de
l'enchaînement serré des énigmes...
en revanche, les comportements sémiotiques que ce type de pseudo-texte
tend à favoriser chez le lecteur ont des affinités
évidentes avec la vie "réelle". dans l'un comme dans
l'autre, en effet, le sujet se trouve devant des signes incertains, flous et
multiples qu'il doit commencer par repérer et isoler avant de pouvoir
les interpréter. le policier qui enquête sur une affaire ou
l'individu qui s'oriente dans une nouvelle sphère de travail ou de
loisir doit mettre en relation nombre de signes indexicaux et iconiques et les
organiser de façon cohérente afin de pouvoir en faire une
lecture. la fréquentation de certains types d'hypermédia
fictionnel pourrait ainsi s'avérer des plus efficaces pour
développer des habiletés d'observation, de déduction,
d'abduction et de résolution de problème en
général. certes, ce type de lecture ne va sans doute pas faire
disparaître la lecture romanesque, mais elle pourrait l'amener à
se modifier, au moins dans certaines de ses manifestations. on considère
en effet de plus en plus que, loin d'être un acte purement privé,
la lecture prend sa source et tire ses modèles de pratiques sociales
réglées
(
& thomas, 1998). en somme, avec des jeux interactifs comme riven, c'est
à la mise en place d'une nouvelle "liturgie" de la lecture
que l'on assiste aujourd'hui, partout sur la planète.
la saga de vonarburg, par sa structure éclatée, le
caractère central de ses énigmes, son aspect démiurgique
et sa forte charge visuelle semble déjà témoigner de la
façon dont l'écriture actuelle est travaillée par certains
des principes qui régissent l'hyperfiction. mais le média
imprimé est une oeuvre close et achevée, alors que la dynamique
interactive de riven a suscité la création d'un
réseau serré de commentaires qui en situent la lecture dans une
expérience partagée, dont témoignent les milliers de sites
internet qui parlent de ce jeu ou qui en proposent des gloses et des
interprétations. si le livre veut rester au coeur de notre civilisation,
il devra réussir à susciter semblable participation de la part de
ses lecteurs et faire échapper la lecture à l'isolement qui la
caractérise trop souvent. certes, les lecteurs urbains ont
déjà à leur disposition ces lieux de rencontre
réels que sont les grandes librairies, les bibliothèques, les
salons du livre ou les émissions consacrées à des livres.
mais l'imprimé gagnerait aussi à se mettre en scène dans
des lieux virtuels de plus en plus sophistiqués, et à
s'accompagner de textes numériques complémentaires susceptibles
de prolonger l'expérience de lecture dans un tissu riche et ouvert,
auquel le lecteur ordinaire peut apporter sa propre contribution.
page 129
une chose est sûre : les opérations cognitives
impliquées par la lecture et l'écriture, loin d'être
menacées par le nouvel environnement électronique, seront de plus
en plus centrales à l'expérience humaine. mais elles seront aussi
appelées à se raffiner et à se réorganiser au sein
d'une sphère médiatique beaucoup plus riche et diversifiée
que toutes celles qui ont précédé. cette
"renégociation" des rapports de force entre divers modes
d'expression est d'ores et déjà entamée
(bolter (1996),
debray). la lecture indicielle et iconique, longtemps confinée à
la paralittérature (bande dessinée, roman policier,
publicité...) a trouvé dans le pseudo-texte du jeu interactif un
médium de choix. et cette expérience devrait marquer
profondément les habitudes de lecture de la jeune
génération. cela ne signifie certes pas la disparition du texte
proprement dit. celui-ci tendra plutôt à se replier sur ses forces
spécifiques et à fonctionner en complémentarité
avec d'autres médias plutôt qu'à couvrir la totalité
du signifiable -- rôle qui, dans une civilisation essentiellement
axée sur l'information, est loin d'être négligeable.
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notes
[1] cet article est une version
remaniée d'une communication donnée au colloque "visages de
la lecture" organisé par l'association canadienne de
sémiotique au congrès des sciences humaines, ottawa, mai 1998.
[2] le terme isotopie a été
appliqué à l'analyse sémiotique par algirdas j. greimas,
qui le définit comme "un ensemble redondant de catégories
sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit, telle
qu'elle résulte des lectures partielles des énoncés et de
la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par
la recherche de la lecture unique" (1970: 188). autrement dit, l'isotopie
d'un texte repose sur "la permanence d'une base classématique
hiérarchisée qui permet, grâce à l'ouverture des
paradigmes que sont les catégories classématiques, les variations
des unités de manifestation" (greimas, 1966: 96). ainsi, la phrase
"le chien du commissaire aboie" pourra, selon les contextes,
être interprétée comme renvoyant à un animal ou au
secrétaire du commissaire (1966: 71-72). conçue à
la fois comme un principe de cohérence et comme un ensemble de traits
que l'on peut trouver dans n'importe quel texte, le phénomène de
l'isotopie permet d'expliquer fondamentalement le fait qu'un message
donné est toujours compris comme une totalité de signification et
que, confronté à des ambiguïtés, le lecteur va tenter
de les résoudre en adoptant un point de vue non équivoque. cette
recherche est particulièrement évidente dans le cas des mots
d'esprit, où "le plaisir spirituel réside dans la
découverte de deux isotopies différentes à
l'intérieur d'un ré.cit supposé homoghène"
(greimas, 1966: 71). par la suite, le terme isotopie englobera
également les phénomènes d'ordre syntaxique,
thématique et figuratif.
[3] nous faisons allusion à la
façon dont le procureur indépendant k. starr a rendu publique la
liaison du président avec une jeune stagiaire de la maison blanche, et
finalement amené ce dernier à en faire l'aveu, donnant ainsi au
congrès la possibilité d'amorcer une procédure de
destitution.
[4] sensible aux enjeux narratifs contemporains,
elizabeth vonarburg glisse une allusion à escher, dans les oeuvres
duquel un personnage voit une volonté de démolition de la
perspective classique correspondant "à la mort de dieu et à
la libération du moi tout-puissant" (v, p. 60). consciente aussi
des enjeux de l'écriture, elle attribue à un de ses personnages
la publication d'un livre qui aurait contribué à mettre fin
à une guerre civile qui durait depuis des siècles : or ce
livre porte précisément le titre du volume iv de la série.
plus encore que la puissance du livre, c'est celle de l'imaginaire qui est mise
en valeur dans ce récit. ainsi, les événements les plus
importants de l'histoire, telle l'arrivée de la "mer" et
plus tard celle des terriens, sont présentés comme ayant
été rêvés par des "dormeurs" et des
"dormeuses" qui ont annoncé avec une précision
infaillible des événements qui allaient se réaliser deux
ou trois siècles plus tard.
a propos de l'auteur
christian vandendorpe : professeur au département des lettres
françaises de l'université d'ottawa et directeur du centre
d'écriture de la faculté des arts. ses champs de recherche
touchent à la théorie de la lecture et à la didactique de
l'écrit, ainsi qu'à la rhétorique et aux apports de la
sémiotique et des sciences cognitives. interpellé par
l'avènement de l'hypertexte, il travaille depuis plusieurs années
sur les métamorphoses de la lecture en relation avec le support textuel,
et l'impact de celui-ci sur l'organisation du texte. il est aussi l'auteur de
divers outils informatisés, notamment communication
écrite, une grammaire fondamentale et textuelle interactive
(montréal : logidisque, 1995 et 1997).
courriel : cvanden@uottawa.ca
toile :
http://www.uottawa.ca/academic/arts/lettres/vanden.html
adresse: département des lettres françaises,
p.o. box 450, stn a, ottawa (ontario), canada k1n 6n5
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